Interview de Daniel Biau, réalisée par Maggie Cazal pour Global Urban Think Tank

Cette interview est le n°1 de la collection “Urban Thinkers TALKS” créée par Maggie Cazal, Docteur en Urbanisme, Conférencière internationale, Fondatrice de Global Urban Think Tank. Cette édition est soutenue par l’ONG Urbanistes Sans Frontières (USF) et l’Organisme de Développement Durable International et Multidisciplinaire (ODDIM)

Cette interview est téléchargeable en format PDF Daniel Biau INTERVIEW FR

Daniel Biau – Expert international en urbanisme, ancien dirigeant d’ONU-Habitat (1994-2011)

Vous êtes l’un des piliers et la mémoire institutionnelle d’ONU-Habitat. Vous avez conçu et fondé le Forum Urbain Mondial (FUM) en 2001-2002. Vous venez de participer à la dixième édition de ce forum (FUM10) qui a eu lieu à Abu Dhabi. Quelle est votre impression sur le choix des thématiques traitées et leurs liens avec le Nouvel Agenda Urbain, adopté au Sommet Habitat III à Quito en 2016 ? Quelle évolution avez-vous remarqué dans les discours des participants ?

Organisé par ONU-Habitat, le FUM10 a rassemblé plus de 13.000 participants qui ont tenu plus d’une centaine de tables-rondes et ateliers sur tous les sujets liés à l’urbanisation de notre planète. Le thème principal des sessions du FUM est toujours choisi en fonction de deux facteurs : l’importance universelle du sujet dans la période en cours et les expériences, défis et intérêts du pays hôte. A Abu Dhabi le thème fédérateur du FUM10 était : « Villes d’opportunités, Relier Culture et Innovation ».
Ce thème associait en fait deux aspects souvent perçus comme contradictoires. La culture c’est un ensemble des connaissances, mythes, croyances, traditions, courants artistiques et littéraires, comportements et valeurs partagées par une société et qui contribuent à sa cohésion et à sa continuité. L’innovation fait pour sa part référence à des idées qui donnent naissance à un produit ou service économiquement viable et satisfaisant un besoin spécifique. Les innovations techniques qui ont eu un grand impact sur l’urbanisation vont de l’ascenseur au GPS en passant par l’automobile et l’ordinateur. En bref, la culture renvoie au temps long tandis que l’innovation se caractérise par un bond en avant rapide et profitable.
Le développement culturel constitue une priorité pour Abu Dhabi. L’Emirat met bien sûr en valeur le patrimoine architectural islamique des pays du Golfe comme des grandes cités historiques telles Istanbul, Samarcande ou Ispahan. Il a bâti la grandiose mosquée Cheikh Zayed qui reflète et modernise cet héritage. Mais il insiste aussi sur la diversité culturelle, par exemple à travers l’approche comparative du Louvre Abu Dhabi.

Grande Mosquée Cheikh Zayed, Abu Dhabi (source SZGMC)

Placer la culture et la diversité culturelle au cœur des politiques de développement représente un investissement crucial pour aller vers un avenir apaisé du monde. Avec l’UNESCO je soutiens que la dimension culturelle devrait constituer un pilier du développement durable (au même titre que les piliers économique, social et environnemental).
L’innovation technique est désormais globalisée, mais elle doit prendre en compte les différences culturelles. La révolution digitale que nous connaissons depuis trois décennies affecte tous les continents. Elle est marquée par de nombreuses innovations à implications urbaines qui vont de l’internet aux communications instantanées par téléphones portables, des drones à la géolocalisation et à la vidéo-surveillance, d’Uber aux voitures sans chauffeur, de bla-bla car à Airbnb, de la domotique aux systèmes de gestion des flux de circulation, des réseaux sociaux au télétravail, des publications virtuelles au streaming, des livraisons par Amazon ou Ali Baba à la e-finance comme M-Pesa et les crypto-monnaies, des robots à l’intelligence artificielle, du télé-enseignement à la télémédecine, de la coopération décentralisée aux mobilisations antisystèmes, etc. Les politiques urbaines doivent exploiter les bénéfices de cette révolution tout en minimisant leurs impacts négatifs.
Ajoutons qu’il existe non seulement des innovations techniques mais aussi des innovations immatérielles comme la création d’institutions (l’ONU et l’UE !), la signature d’accords (et leur mise en œuvre), ou l’adoption de lois stratégiques. Et pour réussir, ces innovations ne peuvent ignorer les différentes cultures.
Le Nouvel Agenda Urbain souligne le rôle de la diversité culturelle dans l’enrichissement du développement urbain. Il insiste aussi sur l’influence des innovations sur la productivité et la compétitivité urbaines. FUM10 a développé et illustré ces thématiques.

Dans l’histoire, les villes ont toujours été des foyers de créativité et de renouvellement culturel. Aujourd’hui je crois qu’il faudrait recenser et évaluer systématiquement les innovations qui prolifèrent et modifient certains paramètres de l’urbanisation. A mon avis un tel programme serait très utile à tous les urbanistes et décideurs urbains et leur éviterait de tomber dans le fétichisme de l’innovation à tout prix.
Un grand nombre de sujets ont été discutés à Abu Dhabi. Par exemple, plusieurs agences multilatérales ont proposé de revoir la définition des villes, ce qui aurait un impact statistique et médiatique assez intéressant. En fait le FUM a toujours été caractérisé par sa diversité thématique car, malgré les innovations, les problèmes urbains présentent une forte continuité. Toutes les sessions du FUM ont abordé les deux grands défis de la durabilité et de l’équité urbaines. Celle d’Abu Dhabi a mis l’accent sur les opportunités, sur une vision positive de l’urbanisation qui est celle des Emirats et des autres pays du Golfe. Transformer les défis en opportunités, telle est l’une des tâches des urbanistes. Le FUM leur donne l’occasion de comparer leurs expériences et de s’enrichir mutuellement.

L’urbanisation des territoires est-elle une condition pour l’émergence économique et sociale des pays en développement ? Quel est selon vous la définition exacte du développement durable des villes et des territoires ? Comment mettre en œuvre l’Objectif de Développement Durable consacré aux villes et communautés durables (ODD11) ? Y-a-t-il selon vous des méthodes différentes selon les territoires et les pays ?

ONU-Habitat a démontré par de nombreuses recherches que le niveau de développement socio-économique des pays était directement corrélé à leur taux d’urbanisation. De façon générale, les villes sont le moteur de la croissance économique. Elles sont des foyers d’éducation et de culture, d’échanges commerciaux, de contacts sociaux. Mais ce sont aussi des lieux d’inégalités, de pauvreté, de tensions, de violence. Comme indiqué précédemment, l’urbanisation présente toujours un double caractère, elle offre des opportunités économiques mais elle demande de relever d’importants défis. Le rôle de toute politique urbaine est donc d’optimiser les chances, les opportunités, et de réduire les risques et les dangers.

Villes durables ? Vues contrastées de Monrovia (source EAMAU) et du Cap (photo DB)

Le concept de développement durable, préparé par la Commission Brundtland au cours des années 1980, a été formalisé en 1992 lors du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. Ce Sommet a créé la Commission du Développement Durable de l’ONU et a défini le développement durable comme devant viser trois objectifs et reposer sur trois « piliers » : le développement économique, l’équité sociale et la protection de l’environnement. Cette définition générale demeure un point de départ mais elle est un peu étroite lorsqu’on l’applique au développement urbain.
A mon avis, la complexité des villes implique que le développement urbain durable repose sur au moins sept « piliers » étroitement interconnectés. Je propose donc une définition multidimensionnelle de la durabilité urbaine et territoriale, valable pour tous les pays. Très succinctement, elle combine les composantes suivantes :
1. La durabilité institutionnelle qui demande un cadre institutionnel clair et solide ainsi que des lois et règlements facilitateurs ;
2. La durabilité économique qui exige des infrastructures adéquates, notamment de transport et d’adaptation au changement climatique ;
3. La durabilité financière qui requiert que les autorités locales et régionales disposent de ressources suffisantes et prévisibles, gérées localement ;
4. La durabilité spatiale qui exige que l’on freine l’étalement urbain, que l’on réduise les inégalités au sein des territoires et que l’on privilégie les transports en commun ;
5. La durabilité sociale qui requiert une politique du logement et des services de base pour tous y compris par l’amélioration des quartiers insalubres et une aide aux couches défavorisées ;
6. La durabilité environnementale qui demande de réduire la consommation énergétique et la pollution de l’air et de l’eau et d’encourager le recyclage ;
7. Enfin la durabilité culturelle qui doit être assurée par la promotion de la diversité, de la tolérance et du vivre ensemble.
L’Objectif 11 de développement durable, « Villes et Communautés Durables » est plutôt mal formulé (résultat quasi inévitable d’une rédaction collective par des centaines de négociateurs !) mais il reprend plus ou moins ces sept caractéristiques de la ville durable qui constituent des objectifs universels. Pour atteindre ces objectifs d’ici 2030 les méthodes devront varier selon le niveau de développement des pays et la situation de leurs villes. L’important serait d’une part que les gouvernements élaborent des politiques nationales visant à contextualiser et à atteindre ces objectifs et d’autre part que des indicateurs de suivi soient mis en place permettant à chaque pays, à chaque région, d’évaluer ses propres progrès par rapport aux objectifs ainsi précisés.
On peut regretter que jusqu’ici, malgré les engagements figurant dans le Nouvel Agenda Urbain, peu de pays se soient engagés dans cette voie.

Le défi de l’adaptation au changement climatique des villes est un enjeu global, néanmoins certains territoires sont dans l’urgence et nécessitent plus d’actions et de gouvernance partagée. Quels sont selon vous ces territoires ou pays et quels sont les objectifs attendus ?

Le changement climatique est devenu un enjeu international majeur et il est clair que ce problème n’est pas une simple question environnementale. Ses causes sont en effet à la fois institutionnelles, économiques, financières et spatiales tandis que ses conséquences sont à la fois sociales et environnementales.
Ses causes sont institutionnelles parce que l’absence de volonté politique explique le manque de règlementations fermes et de contrôle des émissions de gaz à effets de serre. Elles sont économiques car l’efficacité de nombreuses entreprises a été longtemps associée à des émissions incontrôlées de CO2. Elles sont financières parce que l’insuffisance de financements ne permet pas de mettre en œuvre à l’échelle nécessaire les mesures d’adaptation. Et bien sûr elles sont spatiales parce que la conception de nos villes et de nos bâtiments a une influence directe sur la consommation d’énergie et la vulnérabilité aux désastres.

Chokwe, Mozambique, une ville victime d’inondations récurrentes (photo Pasquale Capizzi)

Les conséquences du dérèglement climatique sont sociales puisque les communautés les plus pauvres sont les premières victimes de ce dérèglement et elles sont aussi environnementales puisque tous les cycles naturels sont affectés par les sècheresses, les pics de chaleur et les inondations. Ce dernier aspect est essentiel sur le continent africain où de nombreux pays sont affectés par des sécheresses et des inondations à répétition. On peut affirmer que l’adaptation au changement climatique réclame, dans une majorité de pays, des programmes d’ampleur dans ces deux domaines. En milieu urbain la protection contre les inondations devient une préoccupation essentielle, dans les villes côtières comme dans celles de l’intérieur. Cette adaptation peut impliquer des déplacements de population, la construction de digues ou de retenues, la modification de certains réseaux, toutes mesures qui nécessitent des financements conséquents.
En 2015 l’Accord de Paris avait fixé « un nouvel objectif chiffré collectif d’un niveau plancher de 100 milliards de dollars par an » pour aider les pays en développement à s’adapter au changement climatique. On est loin du compte et le « Fonds Vert » de l’ONU reste trop peu alimenté. Les Pays les Moins Avancés ont un besoin vital d’une aide accrue des pays développés et émergents qui sont les principaux responsables du changement climatique.

Vous vivez en Afrique depuis plus de trente ans et notamment dans la ville qui compte certains des plus grands bidonvilles du monde. Quels sont selon vous les causes de ces phénomènes du développement de la ville informelle, notamment en Afrique ? Quels seraient les solutions performantes et durables pour régulariser le foncier et structurer les quartiers précaires ?

L’Afrique compte aujourd’hui 1,35 milliard d’habitants dont seulement 590 millions d’urbains (43%). Selon les projections de l’ONU, l’Afrique devrait compter un milliard d’urbains en 2036. Environ la moitié des urbains actuels (300 millions) vivent dans des bidonvilles caractérisés par de fortes densités, une absence de services essentiels, des logements précaires, et qui sont souvent situés dans des zones inappropriées, dangereuses, inondables.
Les bidonvilles sont avant tout une réponse au besoin de logement des personnes à faibles ou très faibles revenus. En effet, les prix et les loyers des logements décents ne sont pas abordables pour ces populations. Ces prix résultent d’abord du coût des terrains, surtout des terrains équipés totalement inaccessibles pour les pauvres. Et ces coûts sont la conséquence d’une absence systématique de politique foncière. Les marchés fonciers africains, plus encore que ceux d’Europe, sont régis par la loi de la jungle c’est-à-dire par celle de l’offre et de la demande conjuguée à une spéculation effrénée !

Bidonville / Une rue de Mathare Valley à Nairobi, sans aucune infrastructure (photo DB)

Les solutions le plus souvent préconisées consistent à restructurer les quartiers informels, en régularisant leur statut et en les dotant de services de base (voiries, eau, assainissement, électricité). Cela fonctionne moyennant deux conditions : apporter un financement public conséquent et se concentrer sur les quartiers de « propriétaires », squatters récents comme occupants de longue date. Mais cela ne marche pas pour les bidonvilles dominés par les locataires, comme c’est le cas à Nairobi, car toute amélioration de ces quartiers entraine une hausse quasi-automatique des loyers et en conséquence le départ des locataires les plus démunis. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé au cours des années 1970 en France lorsqu’on a entrepris de rénover (et donc de gentrifier) les quartiers anciens des centres villes.
La Chine a éradiqué ses bidonvilles et réduit fortement la pauvreté urbaine en rasant les quartiers dégradés et en relogeant leurs habitants dans des immeubles périphériques. Ce relogement était financé par la revente des terrains libérés à des promoteurs publics ou privés, une pratique que n’aurait pas désavouée le Baron Haussmann mais que les habitants du grand bidonville de Dharavi, au cœur de Mumbai, ont rejetée parce que leur quartier était aussi leur lieu de travail.

Mathare Valley, quartier d’habitat précaire (photo DB)

L’approche alternative consiste pour les municipalités à travailler avec les communautés concernées, propriétaires, locataires, organisations de la société civile, pour définir des programmes consensuels de régularisation et de restructuration des quartiers informels, ce qui implique des recasements d’une partie de la population dans d’autres zones. Cela demande beaucoup de temps et d’argent, tant de la part des autorités que de la part des habitants. L’homogénéité et la solidarité des communautés sont donc essentielles si l’on veut éviter l’enlisement et de possibles conflits. Cette approche reste rarement appliquée en Afrique du fait de la faiblesse des ressources financières et humaines des municipalités.
Bien entendu l’amélioration des quartiers informels doit aller de pair avec la production de nouveaux quartiers d’habitat populaire pouvant accommoder la croissance urbaine. Cela doit commencer par la réalisation de trames d’accueil, c’est-à-dire de terrains sommairement aménagés et la vente des parcelles, soit directement aux ménages soit à des promoteurs intermédiaires. De nombreux projets ont démontré la faisabilité de cette démarche quand il est possible de trouver des terrains abordables et relativement bien situés.

Force est de constater qu’en Afrique, il est plus facile de créer des villes nouvelles que de structurer des quartiers existants et défavorisés. Quel est selon vous le bilan des politiques des villes nouvelles en Afrique ? Sont-elles conçues sur les critères des villes et territoires durables ? Seront-elles des atouts contre la bidonvilisation ?

Les villes nouvelles sont en train de redevenir à la mode en Afrique sous l’influence des bureaux d’études américains et des financements chinois. Jusqu’ici leur impact sur la croissance urbaine a été totalement marginal, notamment au plan quantitatif. Pour un Abuja réussi combien de Dodoma ou de Yamoussoukro fantômes ?
Si des villes nouvelles sont apparues dès le 18ème siècle – pensons à St Pétersbourg et à Washington, deux capitales prestigieuses – le concept moderne de Villes Nouvelles est né en Grande Bretagne au lendemain de la seconde guerre mondiale. Au total 32 villes nouvelles furent construites par des New Town Development Corporations, qui abritent aujourd’hui 2,5 millions d’habitants. La clé de leur succès fut leur capacité à acquérir des terrains au prix des terres agricoles pour les équiper et les revendre au prix des terrains urbains, capturant ainsi une importante plus-value et équilibrant leurs budgets. Excellente stratégie. La France suivra ce mouvement à la fin des années 1960 en décidant de construire 9 villes nouvelles dont 5 autour de Paris. Ces dernières abritent désormais près d’un million d’habitants. La plus peuplée, Marne la Vallée, compte 300.000 habitants. Les villes nouvelles françaises, assez réussies en termes d’emplois, incarnent la toute-puissance de l’Etat planificateur, une époque révolue.
Suivant l’exemple de Brasilia, capitale fondée en 1960 loin de la côte Atlantique avec l’intention de rééquilibrer vers l’intérieur le développement du Brésil, plusieurs pays africains dont les villes principales, héritage colonial, se trouvaient sur les côtes ont tenté de créer de nouvelles capitales plus centrales. La principale fut Abuja, capitale fédérale du Nigeria, qui est passée de 330.000 habitants en 1990 à 3,3 millions aujourd’hui. Bien que Lagos (14,4 millions : sources ONU “World Urbanization Prospects 2018”) demeure la capitale économique du pays, Abuja a prospéré et peut être considérée comme un succès. En Afrique australe Lilongwe et Gaborone, villes récentes, jouent également assez bien leur rôle de capitales.
D’autres villes nouvelles ont été construites dans le but officiel de désengorger les grandes métropoles. Ce sont en fait des villes satellites dont les plus connues se trouvent autour du Caire (le Maroc a adopté la même approche). La plupart de ces villes dans le désert, destinées aux classes moyennes ou supérieures, n’ont pas encore atteint leurs objectifs démographiques pour deux raisons principales : manque d’emplois sur place et connections insuffisantes avec la métropole. Alors que l’agglomération du Caire (la plus peuplée du continent) a atteint les 21 millions d’habitants, ses 8 villes satellites (sur un total de 22 en Egypte) regrouperaient de 3 à 4 millions d’habitants.

Diamniadio, vision futuriste de la ville nouvelle (source Semer Group)

Depuis 2015 la nouvelle stratégie d’extension du Caire consiste à construire, à l’Est de la ville, une nouvelle capitale administrative et financière où devront déménager ministères et ambassades. La ville nouvelle de Diamniadio, à 30 km de Dakar, et celle de Kilamba, au Sud de Luanda, semblent s’inspirer de la même philosophie. Dans tous les cas cette nouvelle génération de villes satellites vise essentiellement à améliorer les performances économiques et le fonctionnement administratif des grandes métropoles. Ces cités, destinées aux couches moyennes et supérieures, n’ont pas pour but de résoudre la question du logement des couches défavorisées. Elles sont faciles à concevoir mais coûteuses à financer et demandent d’importants investissements publics comme le montre l’histoire d’Abu Dhabi, de Dubaï ou d’Astana (désormais Nur-Sultan, capitale du Kazakhstan depuis 1998). Bien planifiées, elles pourraient être durables mais risquent d’apparaitre comme des ilots privilégiés au sein de territoires délaissés. Comme on le sait, la moderne Brasilia (4,6 millions d’habitants aujourd’hui) est entourée de favelas.
Les villes nouvelles ont joué un grand rôle depuis les années 1990 dans la politique chinoise d’urbanisation accélérée, grâce à une stratégie foncière volontariste qui a permis d’énormes investissements publics. J’avais traversé Shenzhen (sans le savoir) en 1975, le bourg comptait alors 36.000 habitants. Aujourd’hui l’ultra-moderne Shenzhen atteint les 12,4 millions de citadins. Et bien d’autres villes ont suivi son exemple. Mais ce type de développement ne me parait pas reproductible en dehors de la Chine.
En résumé, les villes satellites peuvent être durables et économiquement prospères mais elles ne font pas partie des solutions à la crise urbaine que traverse l’Afrique. On peut d’ailleurs remarquer que ni les Objectifs de Développement Durable ni le Nouvel Agenda Urbain ne mentionnent les villes nouvelles parmi les options recommandées par les Etats membres des Nations Unies.

Les innovations techniques et technologiques se positionnent comme des solutions du futur pour réguler les systèmes intégrés de la ville dite intelligente. Quel est votre avis sur ces révolutions numériques ? Sont-elles adaptées ou adaptables à l’Afrique ?

Tout comme les villes nouvelles et les gratte-ciel, les « smart cities » sont également très tendance, surtout en Asie de l’Est et dans les pays du Golfe. Elles se doivent d’être écologiques et hautement technologiques. Pour l’instant ce sont des prototypes (Songdo par exemple, en Corée) scientifiquement intéressants mais réservés aux classes supérieures. Je pense néanmoins qu’introduire davantage d’intelligence dans la gestion des villes existantes, en Afrique comme ailleurs, ne serait pas inutile.
L’intelligence en matière foncière signifierait de mettre en place des registres fonciers informatisés actualisés en continu et permettant une connaissance fine des marchés fonciers et immobiliers et une taxation progressiste des terrains et propriétés urbaines. Cela impliquerait aussi une planification interinstitutionnelle efficace des restructurations et des extensions urbaines.

Shenzhen, ville de hautes technologies, une inspiration ? (source Shenzhen website)

L’intelligence en matière d’infrastructures signifierait d’utiliser au maximum les technologies de l’information et de géolocalisation pour optimiser la programmation, la gestion et la maintenance des systèmes de transport et de communication, de distribution d’eau et d’électricité, de collecte et de recyclage des déchets. Cela impliquerait aussi des mécanismes de suivi, la mise en place d’observatoires de la pollution, des émissions de gaz à effets de serre, de la consommation énergétique, des risques naturels et technologiques.
L’intelligence devrait être également politique c’est-à-dire encourager la décentralisation, une bonne coordination entre les différentes sphères de gouvernement, la promotion de partenariats efficaces avec les fournisseurs de services, les investisseurs, les promoteurs, l’implication des citoyens dans la politique et la gestion de la ville. Les « smart cities », pour mériter leur nom, devraient être démocratiques et participatives !
Sans nier l’intérêt de villes prototypes pour tester les innovations permises par la révolution digitale en cours, il me semble que rendre plus intelligentes les villes existantes constitue un défi autrement stratégique dans la mesure où tout progrès dans ce domaine pourra bénéficier à des dizaines de millions de personnes.

La jeunesse et l’implication citoyenne, espoir de Mathare Valley (photo DB)

Un des problèmes majeurs de l’Afrique semble être le manque de financement de la ville durable. Quel est selon vous le nouveau modèle économique à mettre en place et qui serait le mieux adapté aux sociétés africaines ?

La fiscalité est le nerf de la gestion urbaine. Or en Afrique elle est largement déficiente et inéquitable.
Les autorités locales requièrent des ressources financières durables et prévisibles afin de développer et maintenir les infrastructures et services indispensables pour faire face à une croissance urbaine rapide. Sans ressources les municipalités perdent toute raison d’être.
A travers le monde, les villes dépendent de deux sources essentielles de financement : les transferts inter-gouvernementaux et leurs ressources propres. Pour les transferts il est nécessaire qu’ils correspondent aux responsabilités dévolues à chaque niveau de gouvernement et qu’ils soient équitables et transparents. Les ressources propres proviennent quant à elles principalement des taxes sur les entreprises et sur les propriétés. Dans ce dernier domaine de grands progrès seraient possibles car d’une part le prix des terrains urbains s’accroit rapidement avec l’expansion urbaine et la densification et d’autre part la réglementation et la planification foncière constituent une prérogative des pouvoirs publics. Le miracle de l’urbanisation tient à ce que la ville peut ainsi produire ses propres ressources dès lors que la volonté politique est présente au plan national comme au plan local.
D’importantes sources de financement restent sous-exploitées dans toute l’Afrique. On peut notamment citer les taxes annuelles insuffisantes sur la propriété foncière et immobilière, la taxation inexistante des bénéficiaires des améliorations d‘infrastructures, la taxation aléatoire des transactions foncières. L’addition de ces recettes multiples peut représenter quelques centaines de dollars par tête et par an et donc des millions de dollars pour une ville bien gérée. En fait, les revenus d’origine foncière représentent plus de 1% du PNB dans les pays de l’OCDE.
Les termes de l’équation sont clairs : l’urbanisation créé et accroit la richesse foncière ; les pouvoirs publics peuvent capter une partie significative de cet accroissement ; l’affecter à l’investissement et à la maintenance des infrastructures et services essentiels.
Pour ce qui concerne les services marchands (eau, électricité, communication) il est tout à fait possible d’équilibrer leurs financements car les usagers payent déjà ces services, souvent à des tarifs prohibitifs. Des subventions croisées (les gros consommateurs payant plus que les petits, pour des quantités égales) permettent de rendre ces services accessibles à tous. L’amélioration de la distribution d’eau dans les villes africaines en porte témoignage.

La distribution d’eau, service marchand profitable à Mombasa (photo DB)

Vous êtes un expert international de nationalité française qui a fait ses Etudes d’ingénieur et d’urbaniste à la prestigieuse Ecole Nationale des Ponts et Chaussés et obtenu un Doctorat en sociologie à l’Ecole des Hautes Etudes Africaines de Paris V- Sorbonne. Le prochain Sommet Afrique-France aura lieu en France durant 2020 sur le thème des villes et territoires durables. S’appuyant sur votre parcours et expérience, quel message souhaitez-vous communiquer pour ce sommet ?

Je suis convaincu que l’Afrique devrait suivre l’exemple de l’Asie et accorder une bien plus grande priorité aux infrastructures urbaines et interurbaines. Pour cela il faudra d’une part mieux programmer, mieux planifier et d’autre part mobiliser des financements qui se chiffrent en milliards de dollars. Tout discours faisant l’impasse sur cette impérieuse nécessité ne peut être que de la poudre aux yeux.
Mieux planifier cela signifie intégrer les projets d’infrastructures et la planification spatiale, coordonner les différentes infrastructures entre elles, mettre en place des instances de gestion métropolitaines et régionales, associer infrastructures et services (par exemple voirie et transports publics), contextualiser et appliquer les lignes directrices d’ONU-Habitat que j’ai eu la responsabilité de piloter sur trois thèmes fondamentaux : la décentralisation, les services essentiels et la planification urbaine et territoriale.

Le Caire, le défi de la mobilité (photo Baloncici, Shutterstock)

Mobiliser des financements cela veut dire combiner ressources internes (nationales, provinciales, locales) et internationales (multilatérales, bilatérales), apports publics et privés, emprunts et subventions. Mettre en place des modalités appropriées de recouvrement des coûts pour les infrastructures marchandes et revoir l’assiette et le montant des taxes locales pour les infrastructures non marchandes. Eviter les éléphants blancs, y compris ceux qui semblent faciles à mettre sur pied, et ne pas oublier les infrastructures anti-inondations.

Johannesburg, ville aux imposantes infrastructures (source JNB website)

Planification et financement renvoient à la qualité de la gouvernance urbaine, un sujet à l’ordre du jour depuis plus de deux décennies. Qu’est-ce donc qu’une bonne gouvernance urbaine ? Simplement énoncé, c’est un mode d’organisation et de gestion multi-institutionnel, responsable, transparent et participatif de la ville. Une bonne gouvernance a souvent pour point de départ la définition collective d’une vision pour l’avenir de la cité, suivie de l’élaboration d’une stratégie pour la réalisation de cette vision puis de la mise en oeuvre des réformes et moyens nécessaires à différents niveaux, et enfin de l’activation de mécanismes de suivi et d’actualisation. Ce type de gouvernance demande avant tout une volonté politique et des moyens humains. Elle est encore en gestation dans de nombreux pays africains mais elle conditionne le succès et l’impact des investissements en infrastructures dont le continent a tant besoin. J’espère que le Sommet Afrique-France 2020 débouchera sur un ambitieux plan d’action dans ce domaine.

Propos recueillis par Maggie Cazal, le 25 mars 2020

 

Pour en savoir plus sur Daniel Biau

Daniel Biau a exercé le mandat de Directeur Exécutif Adjoint d’ONU-Habitat de 1998 à 2005 et a initié les rapports sur l’état des villes du monde en 1999. A la tête de la division de la coopération technique et régionale, il a contribué à la mise en œuvre de la stratégie de régionalisation d’ONU-Habitat avec la création des bureaux régionaux à partir de 1996. Il a été manager et co-auteur des Lignes Directrices Internationales sur la Décentralisation (1997-2007) et sur les Services Urbains Essentiels (2003-2009) adoptées à l’unanimité par le Conseil d’Administration d’ONU-Habitat. Plus récemment il a été le principal auteur des Lignes Directrices Internationales sur la Planification Urbaine et Territoriale, adoptées en 2015.

Depuis 2011, Daniel Biau est Consultant International. Il est basé à Nairobi.

Liste non-exhaustive de ses récentes contributions :

• Evaluation de la Politique Nationale du Logement de Jordanie, ONU-Habitat, Amman, 2011 ;
• Rapport introductif : « Aménagement du Territoire, Services de base et impacts du changement climatique en Afrique », AMCHUD, Nairobi, 2012 ;
• Rapport introductif : « Défis de l’urbanisation et politiques urbaines en Afrique et à Madagascar », Antananarivo, 2013 ;
• Rapporteur Principal du Congrès de l’Alliance Mondiale des Fournisseurs d’eau potable, Barcelone, 2013 ;
• Rédacteur principal des Lignes Directrices Internationales sur la Planification Urbaine et Territoriale, Nairobi-Paris-Medellin-Fukuoka, 2013-2014. Ces Lignes Directrices ont été formellement adoptées par le Conseil d’Administration d’ONU-Habitat en 2015 ;
• Evaluation du Programme de Développement des Villes Nouvelles de la République Islamique d’Iran, Téhéran, 2015 ;
• Evaluation de la Coopération entre ONU-Habitat et la Suède, Nairobi, 2016 ;
• Rapport Introductif : « Réinventer la planification urbaine en Afrique », PNUD, Rabat, 2016 ;
• Proposition d’une nouvelle Politique nationale du logement, PNUD-ONU-Habitat, Bahreïn, 2018 ;
• Revue managériale du Programme National de Réduction de la Pauvreté Urbaine du Bangladesh, PNUD, 2018 ;
• Corédacteur du guide « Comment formuler une politique urbaine nationale ? », ONU-Habitat, Melbourne, 2018.

Nombreux articles et interventions sur le développement urbain (et sur l’histoire d’ONU-Habitat) disponibles sur www.danielbiau.webnode.com
Daniel Biau a publié en 2012 aux Presses des Ponts «Le Pont et la Ville, une histoire d’amour planétaire», un ouvrage de 400 pages richement illustré sur 24 villes qui ont marqué l’histoire.

 

 

Vers des villes africaines durables
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